Je me suis toujours dit que j'avais trois Mamies : deux Mamies de sang et une Mamie de cœur. Toi, tu étais ma Mamie de cœur. Tu nous a gardées ma sœur et moi, alors que tu commençais à être âgée, que nous étions très jeunes et que plusieurs enfants étaient passés avant nous. J'ai tellement de souvenirs de cette période. Ce dont je me souviens, c'est que tu as toujours été bienveillante, et pourtant, qu'est ce que j'étais difficile enfant m'a-t-on dit. Je me souviens du gant de toilette d'eau froide pour me calmer, et du petit crocodile en réconfort. Je me souviens de la routine du mercredi après-midi. On regardait beaucoup la télé avec toi, et c'était la joie pour nous, parce-qu'on la regardait rarement chez nous. Il y avait les informations, puis les feux de l'amour, et dans l'après-midi, les programmes télé jeunesse: les jumelles s'en mêlent, Sept à la maison, les Razmokets, Titeuf... A l'heure du goûter, tu te levais et nous préparais le goûter, de la baguette, du beurre et des carreaux de chocolat. Puis venait l'heure de C'est pas sorcier, et Question pour un champion. Ces après-midis défilaient dans ton petit cocon, avec toi à nos côtés qui tricotais inlassablement. Dans le décor de ta maison qui n'a jamais changé, je me rappelle de ton pardessus de canapé avec plein de couleurs, de la chaise en bois à côté, de l'horloge qui sonnait toutes les heures, de l'odeur humide et chaude qui se dégageait de ta cave. Après la télé, il se faisait tard et régulièrement notre père venait nous chercher en retard. On regardait à travers la fenêtre et attendions impatiemment la sonnerie.
Il y avait aussi des mercredis ou des soirs de fête. Tu faisais des crêpes à la fleur d'oranger, une véritable madeleine de Proust dont je n'ai jamais retrouvé le goût ni l'odeur. Et parfois, tu nous emmenais au parc du Sausset avec Antoine et Audrey, les jeux étaient tellement grands qu'on se serait crus dans un monde d'enfant. Un Noël, tu m'avais offert un petit poney merveilleux qui avait un aimant sur le nez pour attirer des petits oiseaux aimantés. J'avais trouvé cela merveilleux.
Quand je suis arrivée au collège, tu as continué à garder ma sœur, et moi je venais te rendre visite de temps en temps, puis rarement mais sûrement. Je te savais fidèle au poste, derrière le rideau qui se levait dès que je sonnais. Je te retrouvais inchangée, avec tes lunettes, ton joli petit menton, tes anneaux en or qui étiraient tes oreilles sous leur poids. C'était toujours un plaisir, tu me demandais des nouvelles, et en retour tu me racontais avec enthousiasme les nouvelles de ta famille. Tu étais fière de tous tes petits enfants. Au début les photos étaient accrochées au frigo, par la suite tu me montrais ton journal auquel tu tenais beaucoup. La première année, tu t'inquietais que ça prenne fin, car c'était un cadeau de Noël d'un an. Heureusement, l'aventure a pu perdurer au fil du temps.
Il y a quelques années, tu m'as appris à tricoter. Enfin, appris est un bien grand mot, car je n'ai cessé de venir te voir pour que tu corriges mes erreurs. Je passais du temps avec toi pour finir mon projet : une écharpe pour le Nöel de ma sœur. Et récemment, c'est avec mon fils que je t'ai rendu visite, et je l'ai allaité sur ce même fauteuil en bois que j'avais toujours connu. La dernière fois, tu lui as offert un pull beige que tu avais tricoté, et ça m'a beaucoup touché, d'avoir un tricot de ta part, après toutes ces années à t'avoir vu trictoter, tricoter, tricoter. La semaine dernière, Noé portait ton pull. Je penserai à toi à chaque fois qu'il le portera cet hiver. Mais au-delà de ça, tu as laissé un souvenir bien plus profond, et une part de toi vivra toujours en moi, au moins à chaque fois que je ferai des crêpes, ou quand mon fils commencera à chasser les escargots, ou quand je verrai des belles roses rouges, comme celle que tu as chez toi, encore aujourd'hui à l'heure où j'écris ces lignes, en plein mois de novembre.
Toutes mes pensées se tournent vers ta famille, et en particulier vers Audrey, Antoine, Catherine et Serge que j'ai davantage connus et avec qui tu vivais au quotidien. Votre relation était tellement belle. Je leur souhaite beaucoup de courage pour affronter ton absence et le vide que tu laisses, malgré toute la force que tu as certainement pu leur transmettre.
Repose en paix Mamie Lucy.
Et merci tellement.